Regards philosophiques (139)
Thème :
« Le droit de révolte a-t-il un sens ? »
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Introduction :
Dans cette question, ce qui pour moi fait problème, c’est le contexte dans lequel elle est posée. Donc, je ne traiterai pas la question indépendamment du contexte dans lequel nous vivons. La question est posée ici, en France, et maintenant, au 21ème siècle.
Plus précisément, nous sommes aujourd’hui en France dans une société capitaliste et dans un régime politique de démocratie, et, du point de vue idéologique, nous sommes imprégnés de l’idée qu’il n’y a plus de « grand récit » pour raconter l’histoire dont nous sommes contemporains. C’est en ce sens que notre époque contemporaine est dite « postmoderne», selon les termes du philosophe Jean-François Lyotard.
Ce qui caractérise en Europe l’époque contemporaine, à partir du milieu du 20ème siècle, après les deux guerres mondiales, après Auschwitz, la chute du mur de Berlin, Tchernobyl, c’est que l’histoire collective n’est plus pensée comme ayant un sens (une direction, et une signification) et qu’alors, puisque « Dieu est mort », comme l’écrivait Nietzsche, il n’y a plus de valeurs transcendantes qui orientent l’histoire des hommes et des femmes, qui ne sont plus investis d’une tâche : celle d’assurer individuellement leur salut ou celle de réaliser collectivement sur terre les conditions de leur émancipation.
D’autre part, en ce 21ème siècle, nous sommes dans une civilisation en mutation, celle de la Petite Poucette (selon le titre de l’essai de Michel Serres), celle de la révolution numérique dont l’avenir est entre les pouces et les doigts de nos enfants qui tapotent sur leurs claviers.
Par ailleurs, nous ne sommes pas dans un régime tyrannique, ni dans un État despotique, mais, comme l’ont analysé deux sociologues, Luc Boltanski et Ève Chiapello, dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, les mœurs et les valeurs ont changé après 1968 : l’essor de l’individualisme, l’aspiration à la liberté, l’autonomie, le rejet des hiérarchies deviennent l’ordre culturel dominant et le capitalisme s’adapte à ces nouvelles aspirations en les récupérant à son compte. Une nouvelle forme de management s’est imposée dans les entreprises. A la place des chaînes de commandement autoritaires et pyramidales, se sont mis en place des dispositifs d’organisation du travail invitant à la responsabilité et à l’autonomie des salariés.
Enfin, nous sommes dans une société en crise économique et sociale, écologique et morale.
Dans ce contexte, l’attitude de L’homme révolté, pour reprendre l’analyse de Camus, est difficile à assumer. Reprenons le texte de Camus : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? C’est un homme qui dit non. Mais, s’il refuse, il ne renonce pas ; c’est aussi un homme qui dit oui dès son premier mouvement. » Oui à quoi ? A sa révolte, à son combat, aux valeurs qui se fondent ou en naissent. Le révolté, au sens étymologique, c’est celui qui fait volte-face.
« Toute valeur », dit encore Camus, « n’entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. »
Puisque nous sommes dans un contexte de crise morale, de crise de valeurs, la révolte peut-elle et doit-elle être élevée au rang du droit ? En effet, il y a aujourd’hui en France des révoltes : révoltes des paysans contre l’ordre économique, révolte des travailleurs contre les licenciements…, et en Europe des révoltes contre des pouvoirs, comme le pouvoir de la Banque centrale, et au Moyen-Orient contre le pouvoir politique… Mais ces révoltes qui signifient le refus d’obéir, de se soumettre et même d’accepter tout simplement, impliquent-elles le droit de révolte ? Elle oppose à ce qui est légal (ce qui est imposé par la loi), ce qui est légitime (les valeurs).
Mais peut-on admettre que ce qui est valeur pour les uns et pas pour les autres, devient règle universelle, règle pour tous, une loi ? Peut-on admettre que la révolte devienne un droit, c’est-à-dire, ce qui doit être ? Sartre écrit en 1974 : « On a raison de se révolter », car sa conception de l’existence humaine tient dans cette formule : « l’existence précède l’essence », ce qui signifie que je ne peux me définir qu’en faisant sans cesse des choix, des choix de vie qui me caractérisent et en refusant ce que les autres disent de moi, en n’acceptant pas l’image que les autres donnent de moi, et cela à tout moment de mon existence jusqu’à ma mort, car, alors, « Les jeux sont faits » (selon le titre de l’une de ses pièces de théâtre).
Selon cette posture existentialiste, à laquelle je souscris, on a raison de se révolter contre les préjugés, les idées toutes faites, les dogmes, les stéréotypes, et aussi contre les comportements discriminatoires et/ou sectaires qui figent à tout jamais des pensées et des individus.
Quand on reprend la formule de Mao « le peuple a raison de se révolter », on dit que la révolte doit être organisée contre ce qui nous domine, contre ce qui nous fige en mort-vivant. Je constate que ni la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (avec ses 17 articles), ni la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 (avec ses 30 articles) ne comportent le droit de révolte.
Donc, que la révolte devienne un droit, c’est possible, car c’est bien le contexte historique qui fait évoluer les lois et le droit, et c’est nécessaire aujourd’hui.
Si nous ne voulons pas être soumis à la civilisation du profit maximum et de la marchandisation de tout ce qui existe, il faut non seulement se mettre à l’écoute des révoltes actuelles, mais aussi instituer le droit de révolte. C’est de la responsabilité du politique, s’il y a vraiment l’ambition d’un changement de société.
(A SUIVRE)
Extraits de restitution d'un débat du café-philo
avec lequel je garde un lien privilégié
en tant qu'un des artisans de sa création.