Roman : La rivière savait… (17)
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(Suite)
Ce jour là, Pierre m’avait offert un magnifique calepin, dont la couverture fleurdelisée d’edelweiss, rappelait la couleur de l’azur les jours de plein soleil.
Il m’avait suggéré d’y écrire mes pensées, si un jour j’avais l’âme en peine.
Je l’avais toujours sur moi, surtout lorsque j’allais à la rivière.
C’est là que sont nés mes premiers poèmes, tel un souffle venu de je ne sais où.
Là, était mon bonheur ! Cette ambiance florale, vibrant de la naissance du printemps jusqu’aux prémices de l’automne, se payait le luxe d’un concept de paix et de liberté irréfragable. Les épis de blé ondulaient sous le vent aux confins de ces terres giboyeuses reconnaissables à l’odeur émanant des résineux. Dans ce creuset de plantes sauvages et médicinales dont leurs sommités florales aux tons chromatiques se devinaient à leur arôme si particulier. Je regardais danser les fleurs des champs dans les prairies pigmentées de couleurs chatoyantes sur un lit vert mousseux.
L’arrière saison se drapait d’une lumière tamisée.
Contrairement au printemps où il pouvait pleuvoir durant plusieurs jours d’affilée, le beau temps persistait à l’automne.
C’était, et c’est encore aujourd’hui, ma saison préférée, allumant ce décor féerique, malgré la pâleur des jours qui déclinent plus vite.
Le soleil frémissait sur la cime auréolée des arbres dans une synergie de tons roux et miellés. Il finissait sa course, offrant cette tiède douceur, réconfortant mon moral taciturne.
Mes yeux rivés sur l’onde se perdaient dans la brume filtrée sous la lumière du couchant.
Mon regard plongeait sa mélancolie vers la forêt embrasée, guettant le passage inopiné d’une harde de chevreuils graciles traversant l’immensité de la plaine ou d’un essaim d’étourneaux dessinant des vagues noires qui vont et viennent en tornades dans le ciel.
Dans la spirale du temps qui passe, flotte en moi l’envie de retenir encore un peu ces jours d’automne frileux, effleurant l’hiver de leurs dernières feuilles à la fragilité exacerbée.
Mais avant de tirer ma révérence à la beauté de ce monde, je veux poudrer l’hiver emmitouflé, ne serait-ce que pour le plaisir des yeux, d’un givre éblouissant.
Matins d’hiver
J’aime ces matins blancs au ciel couleur de neige
Quand le givre sublime la campagne endormie
Ces matins engourdis où plus rien ne frémit
Ces matins de clarté qu’aucune ombre ne piège
Car j’aime me blottir au coin du feu qui danse
Laissant seul le silence crépiter sur le feu
Ces matins si tranquilles contentés de si peu
Qui me comblent pourtant de rêveries intenses
Ces matins qui réveillent le jour à pas de loup
Ces matins qui scintillent sur un rai de lumière
Venu percer le ciel comme une boutonnière
D’où jaillit cette aura qui vient tout droit sur nous
Ces matins où l’on peut procrastiner sans crainte
Car rien ne nous attend, rien, aucune contrainte
Ces matins où l’on sent le monde s’arrêter
De ces matins d’hiver qui me font hiberner.
Alors, malgré les frimas, je revenais à la rivière pour quelques heures seulement, me perdant encore un peu dans les ramures aux écorces d’argent de l’aulne qui planaient sur la rive recouverte d’étincelantes arabesques. Cet espace luxuriant, mettant tout son charme en exergue jusqu’à l’exubérance, était propice à l’évasion, mariant la musique à la poésie, murmurant la chanson du bonheur. Bonheur qui nage dans la splendeur et la subtilité de cet équilibre naturel que la terre déverse sur nos êtres bousculés, parfois aveugles et sourds.
Dans cet endroit, je revivais sans cesse mes souvenirs d’enfants. Contrairement à Pierre, qui ne vivait que pour l’instant présent, j’avais cette fâcheuse manie de ressasser le passé. Il me collait à la peau et je me remémorais les jours heureux de mon enfance de façon si précise que Pierre en était toujours très surpris, m’accordant qu’il n’avait pas si bonne mémoire.
« Il faut cueillir et déguster les fruits au bon moment » me disait-il, sa devise étant :
« Avant l’heure, ce n’est pas l’heure, après l’heure, ce n’est plus l’heure ! »
Cela ne m’empêchait pas d’apprécier le temps présent et de penser à l’avenir.
Mais ma vie ne pouvait pas se concevoir sans cette fidélité au passé.
C’était ainsi ! C’était moi ! C’était ma vie !
* * *
(A suivre)