Regards philosophiques (151)
Thème :
« Internet, un univers postmoderne ? »
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Débat :
► Voici l’avis de quelques auteurs critiques pour terminer. Fredric Jameson, critique littéraire américain et théoricien politique marxiste connu pour son analyse des courants culturels contemporains, décrit le postmodernisme comme une spatialisation de la culture sous pression du capitalisme. Il considère le « scepticisme envers le métarécit » des postmodernes comme « un mode d’expérience » résultant des conditions de travail intellectuel imposées par les modes de production du capitalisme tardif. Le philosophe allemand Jürgen Habermas parait également pertinent. Théoricien de « l’agir communicationnel », il ne s’y trompe pas. Adversaire résolu du postmodernisme, il tente de le prendre à son propre piège : Si tout n’est que rhétorique, le discours du postmodernisme n’est-il pas lui même une pure rhétorique ? Songeant à l’histoire récente de son pays, il estime que le postmodernisme contient en germe les prémisses d’une nouvelle dérive dans l’irrationnel, donc dans le manipulable. Pour Philippe Coutant, le rapport de domination a évolué. La part de la domination mentale a tendance à augmenter au détriment de la domination des corps.C’est une domination de l’esprit qui opère une « désubjectivation » pour essayer de rendre les sujets humains conformes aux besoins du système capitaliste.
De ce fait, dans notre situation, il existe une tendance à l’effacement du sujet. Cornelius Castoriadis décrit notre époque comme celle de l’insignifiance. Gilles Lipovetsky nous la décrit humoristique et se caractérisant comme « l’ère du vide » qui fait le lit de la pensée unique. Michel Onfray nous parle de catéchisme postmoderne. Pour Alain Finkielkraut, il s’agit d’un fourre-tout, une sorte de patchwork qui produit de la pensée unique. Pour l’historien et philosophe Marcel Gauchet, Nicolas Sarkozy serait le premier président postmoderne de la 5ème République, en ce sens que sa méthode de gouvernement était fondée sur la communication, avec un président omniprésent, qui fait l’actualité, en multipliant les annonces et en se déployant sur tous les fronts. Complexité, fragmentation, rapidité, vitesse, emballement du temps, surmenage (tel celui d’un jeune trader de 30 ans, retrouvé mort d’épilepsie à la Cité à Londres après 3 jours de travail ininterrompu sur ordinateur), caractérise la société postmoderne du tout numérique. C’est la société où l’homme court sans cesse.
Devant ce formidable pouvoir de la vitesse qui nous laisse en état d’insatisfaction temporelle permanente, ne nous faut-il pas trouver les moyens de résister ? Ne nous faut-il pas conquérir le temps libre et revendiquer comme Paul Lafargue dans son ouvrage Le droit à la paresse la possibilité de se donner du temps pour soi ? Affirmer de nouveau le droit à la paresse et à la jouissance de la vie ? Dans un monde où les géants du numérique pèsent autant que le CAC 40, et afin de ne plus obtempérer aux injonctions que nous dicte la technique, avec ses sonneries et ses alertes, au service de la productivité, de la courbe des gains réalisés, ne serait-il pas bien, en acte de résistance, d’apprendre à éteindre les écrans, débrancher les smartphones et se remettre à lire, à écrire et à parler, car la première fraternité, c’est la parole ? Comme nous le faisons ici.L’expérience actuelle du mouvement Slow-Food (qui sensibilise à l’ « écogastronomie » et à l’ « alterconsommation ») ne serait-elle pas à généraliser ? Il ne faut pas obtempérer à la dictature de la technique et ni accepter que le posthumain permette le pouvoir des machines.Il y a eu de 1981 à 1983 un « Ministère du temps libre » sous les deux premiers gouvernements Mauroy. Examinons et inspirons-nous des années 1930, avec Léo Lagrange, sous-secrétaire d’Etat aux sports et à l’organisation des loisirs sous le gouvernement du Front Populaire !
► Je ne vois pas bien ce qu’est la définition de « postmoderne ». Nous avons été homo-sapiens, aujourd’hui nous sommes modernes, pourquoi cette expression ?
► La réflexion de Jean-François Lyotard, qui est le porte-parole de la postmodernité, débute à la fin de la deuxième guerre mondiale, avec Hiroshima. Après la modernité des Lumières (lesquelles mettaient en avant la raison, le progrès, les sciences, l’universalisme), les postmodernes nous disent qu’après Auschwitz, cela n’est plus possible. Ils nous disent que nous sommes désormais dans un monde désenchanté, que nous ne vivons que dans le présent, ce qui fait que nous manquons de repères. Nous sommes alors dans une culture éclatée, où tout est sur le même plan, d’où un relativisme général. Dans la modernité, nous étions tournés vers l’avenir ; dans la postmodernité, nous sommes dans le tout et tout de suite, dans le présent, la consommation et le « no future » (« pas d’avenir »).La postmodernité servirait le néolibéralisme effréné actuel.
► Dans les études de philosophie, la logique a occupé une place importante dans l’aptitude à construire notre propre logique, notre propre structure d’intellection. Aujourd’hui, quelle que soit notre activité professionnelle et nos autres activités, nous devons accepter la logique des différents langages informatiques. De ce fait, notre capacité à construire une logique de raisonnement s’amenuise, voire disparaît peu à peu. Malgré les milliers de bonnes idées qu’on peut trouver sur Internet, sur Wikipédia, nous sommes de moins en moins capables de construire des concepts, de relier toutes les informations en un ensemble représentant notre perception – jugement. Les structures de l’intellection se modifient peu à peu. Ainsi, dans un débat récent, une personne de 25 ans disait : « Si je n’ai pas mon GPS, je ne sais plus m’orienter. J’ai totalement perdu cette aptitude, qui devait être ancestrale : m’orienter ! Je dégénère dans ce domaine en regard de mes aînés. » Est-ce que cet « Homo numéricus » d’aujourd’hui ne sera pas considéré comme le posthumain d’Homo sapiens. ? Soit la postmodernité évoquée. Il y aurait, nous disent les observateurs, des évolutions technologiques : des technophiles, ces « démiurges 0.1. », sont partis comme dans « une folie métaphysique ». Dans une conférence* hier soir, le professeur Jean-Michel Besnier nous disait, en substance, que des hommes (ces « démiurges 0.1. ») se prennent pour des nouveaux Prométhée ; ils pensent avoir découvert ce que les Grecs nommaient l’hybris, littéralement la démesure, c’est-à-dire le moyen de dépasser, de se mesurer aux dieux, d’échapper au déterminisme, de corriger les erreurs de la création ; autrement dit, créer l’homme parfait, un mutant qui ne soit plus tributaire d’un corps physique, un « surhomme » enfin débarrassé des émotions et dans la toute-puissance, un individu nouveau qui aura abandonné les signes pour le signal, n’ayant plus à créer le signifiant, celui-ci étant contenu dans le signal, un cyborg (moitié homme, moitié machine) qui réagit sainement suivant un programme parfait, proche finalement du divin. (* Conférence-débat à l’Université populaire du 2ème arrondissement. Paris. 22 octobre 2013)
On ne peut nier que d’une certaine façon Internet participe à l’intelligence des individus ; mais quel type d’intelligence allons-nous développer ? Va-t-il s’agir d’une intelligence essentiellement cognitive, connaissance d’utilisation de toutes les magnifiques technologies existantes et, à venir, une intelligence assistée. Pourra-t-on préserver des formes d’intelligence, comme l’intelligence narrative, intelligence littéraire et surtout l’intelligence émotionnelle ?
(FIN DU THEME)
Extraits de restitution d'un débat du café-philo
avec lequel je garde un lien privilégié
en tant qu'un des artisans de sa création.