Roman : La rivière savait… (34)
En cette fin novembre, Élise fut hospitalisée. Atteinte d’une pneumonie, elle s’était considérablement affaiblie et les résultats n’étaient pas très encourageants. Pierre était rentré aussitôt, très affecté par ces nouvelles alarmantes, tous ses cours et sa thèse laissés en attente, son attachement à sa mère toujours aussi intact. Puis, la santé d’ Élise s’améliora et elle put rentrer à la maison, affaiblie mais sortie d’affaires. Pierre était reparti. Élise et moi étions très proches l’une de l’autre. Nous avions beaucoup de respect et vivions dans un climat de confiance mutuelle.
Nous échangions souvent nos points de vue sur divers sujets. Elle m’avait beaucoup appris et je lui devais tant ! A la voir si faible, j’en éprouvais une immense peine. Je l’aidais du mieux que je pouvais, me rendant aussi disponible et utile que possible.
Ce n’est qu’au printemps seulement que ses forces revinrent. Comme la sève qui monte et nourrit la végétation, l’air printanier semblait la revigorer un peu plus chaque jour.
Ce matin-là, nous avions marché lentement vers la rivière, à la grande joie de Soumise. J’avais l’impression qu’il y avait très longtemps que je n’étais retournée en ce lieu magique. Tout semblait différent et pourtant tout était pareil. L’aulne s’était déjà paré de ses strobiles, l’herbe était haute et fraîche et les oiseaux piaillaient dans les buissons.
Soumise s’était vautrée sur la mousse, au pied de l’aulne. Élise avait souhaité me parler de Pierre. Elle avait bien remarqué que nos amours d’enfant s’étaient transformées peu à peu en une véritable passion amoureuse. Elle savait aussi combien la passion peut-être dévorante et destructrice, tant l’amour peut faire souffrir parfois. Elle m’avait alors avoué avoir vécu cela avant de connaître Laurent. Je lui dis que j’aimais Pierre infiniment et que son absence me dévorait le coeur de chagrin. Très absorbé et passionné par ses études, lui n’avait pas la même notion du temps que moi et il gérait certainement mieux ses affects.
Nous avions vendu les dernières vaches de Mamilou. Je prenais plaisir à faire le jardin et la cuisine, aidant Élise de mon mieux en me rendant utile. Je trouvais que c’était un luxe d’avoir son marché à portée de mains. J’avais appris à me contenter de peu, à partir du moment où je me sentais libre de m’évader à mes heures de rêverie, pour lire, écrire, chanter ou bien marcher avec Élise en longeant les sentiers environnants. Peu m’importait qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il vente ou que le ciel brille de tous ses feux car la nature garde son charme en toutes circonstances, elle ne perd jamais rien de sa superbe, elle s’habille différemment, tout comme nous, suivant le temps.
Pierre aurait dû rentrer une fois sa thèse en poche, mais, Monsieur Salis, le vétérinaire de Samatan dans le Gers, avait eu besoin de ses services pour les mois qui suivirent. Un soir, j’avais trouvé Soumise très essoufflée, couchée sous le banc où elle avait l’habitude de faire sa sieste. Elle n’avait pas bougé, rien voulu manger. Laurent avait pensé qu’elle avait dû mal digérer quelque chose, au pire, nous irions voir le vétérinaire.
Par ce matin d’été 1964, je l’avais retrouvée au même endroit. Elle était morte ! Pierre ayant appris la nouvelle, était rentré pour le weekend, me sachant triste et seule sans cette « petite âme » qui avait tout partagé de ma vie et qui laissait désormais un vide parmi nous.
J’étais inconsolable ! Je savais bien pourtant qu’un jour viendrait où ce douloureux moment s’imposerait à moi.
Le temps était venu où je devais me résigner à vivre désormais sans « mon ombre ».
Je ne la verrais plus m’accueillir le matin, se tortillant en poussant de petits cris de joie, ses pattes envahissantes posées sur moi. Elle venait à ma rencontre, s’asseyait devant moi, et, dressant ses oreilles, elle m’écoutait lui parler, penchant sa tête d’un côté ou de l’autre. Par son regard vif et intelligent, elle me charmait. Une page se tournait, comme une autre vie qui commence, celle d’avant et celle d’après. A cet instant précis, je réalisais alors que mon enfance et mon adolescence étaient bien derrière moi. Je me suis sentie tout à coup devenir adulte et ça m’a fait peur ! J’étais envahie de tristesse et de regrets. La mort m’interpellait. Si notre naissance est un traumatisme, nous sommes toutefois accueillis à l’arrivée ! Mais la mort ? C’est une épreuve qui ne concerne que soi. Quelqu’un peut nous accompagner jusqu’à une certaine limite, mais après ? Où va-t-on ? Qui nous accueille ?
Le secret de la mort rend la vie tellement mystérieuse ! L’être humain n’est pas fait pour la solitude. Et pourtant ? Être adulte, ne signifie t-il pas être autonome au point de pouvoir gérer sa vie sans dépendance aucune ?