Roman : La rivière savait… (39)
Cet homme, dynamique et alerte, avait perdu toute sa vivacité. Béni posait sur lui un air de désolation, mais le bonheur de le retrouver était à son comble. Sa présence nous était bénéfique. Béni faisait marcher le petit commerce du matin jusque tard le soir. Seul moment de répit, la sieste, dont il n’aurait pu se passer. Moi, j’apprenais l’espagnol. Faustino était patient, c’était un bon « professeur » et je progressais vite. Certains mots me rappelaient notre patois. Il avait fallu rénover quelque peu les lieux, le jardin et la toiture pour Béni, les rideaux, les dessus de lits ainsi que de nouveaux coussins pour ma part. La remise, jouxtant l’épicerie, servirait de chambre pour Faustino. Nous occupions l’étage, ce qui nous laissait un peu d’intimité. A deux pas de la maison, il y avait la mer. Je la voyais depuis la fenêtre de ma chambre. On eut dit une carte postale. C’était hallucinant de se trouver là, d’entendre le chuintement du vent répondre au doux murmure de cette eau placide qui étincelait mes yeux de bleu. Quel duo sublime ! Sans compter les caresses de cette brise légère venant rafraîchir ma peau moite. J’étais bercée de bonheur 24 heures sur 24. J’avais écrit à Élise et Laurent, les rassurant de mon bien-être. Je leur confiais mes pensées les plus douces, regrettant de ne pouvoir leur faire partager ces moments sublimes, sans oublier Pierre, dont j’exigeais de leur part, des nouvelles régulières, sachant qu’il ne m’écrirait pas. J’espérais qu’il trouve la paix dans son coeur pour qu’un jour, l’amour puisse s’immiscer de nouveau dans sa vie. L’hiver, très doux, avait vite passé, chacun occupés à sa tâche. J’aidais Béni à ranger, trier, sélectionner les produits. Il partait tôt le matin pour ramener des produits frais. Il était très exigeant sur la qualité des fruits et des légumes. Un jour de printemps, Faustino voulu nous montrer la région de plus près. On visita les environs, Béni au volant de l’estafette qui ronronnait sur les routes de montagne. Faustino était ravi de nous faire visiter des lieux inconnus du public, nous laissant l’impression d’être seuls au monde. Il était surtout très heureux de passer le relais. Il prenait enfin sa retraite, bien méritée, disait-il. Il n’avait jamais pensé à se marier, ce fut pourtant un bel homme, d’après quelques photos d’époque. Le travail, toujours le travail ! disait-il en levant la main d’un geste las. Notre arrivée était comme une récompense. Il nous disait :
« - Tout cela aura donc servi à quelque chose, je peux partir tranquille et sans regrets ! »
Sa seule désolation était de voir l’affluence de promoteurs venus dans la région, celle-ci même convoitée à des fins touristiques. Il y avait des grues qui poussaient de partout, emportant avec elles ces terres sauvages parfumées de garrigues et de pinèdes. Rien n’était épargné ; les palmiers qui se balancent gracieusement sous le vent, les oliviers luisant au soleil et les chênes-lièges qui nous toisaient dans leur fière ramure. Les jacarandas flamboyaient dans leur mauve tendre et j’étais émue à la pensée qu’un jour prochain, eux aussi pourraient disparaître, laissant place à ces grands édifices venus briser le ciel.
« La région est en train de changer de visage », nous disait-il.
« Rien désormais ne pourra lui rendre ses attraits d’autrefois. Le modernisme, la croissance économique, c’est bien beau, mais à quel prix ? Ce qui est là devant vous n’en a pas. Le seul avantage à en tirer est que la région se repeuple et que vous aurez toujours du travail. Un jour prochain, vous ne parlerez plus de village, vous direz la ville d’Estepona et j’espère bien ne plus être de ce monde pour voir cela ! » Le Bon Dieu dût l’entendre. Un matin de juillet, au réveil, je devais constater que la nuit l’avait emporté avec elle. Il dormait paisiblement, du moins c’est ce que je crus un instant. Il avait les mains jointes posées sur son torse comme pour prier. C’était la première fois que je voyais Béni pleurer et j’en étais très émue. Faustino laissait un grand vide dans la maison. Il nous semblait qu’à tout moment, il pouvait apparaître, tant sa présence nous manquait. Mais la vie devait continuer et le travail ne pouvait pas attendre. Cela faisait maintenant quatre ans que nous vivions ici. Déjà quatre ans !