Regards philosophiques (184)
Thème :
« Les hommes ont fait l’histoire,
ou,
quelques hommes ont fait l’histoire ? »
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► Quand on dit « faire l’Histoire », s’agissant des individus, il faut penser agir sur l’Histoire, être dans l’Histoire, et bien sûr non la faire. Même en étant un grain de sable, on a sur l’Histoire une action, aussi infime soit-elle.
Par ailleurs, depuis une trentaine d’années, nous sommes rentrés dans ce qui sera à mon avis considéré comme la troisième ère de la civilisation sur cette terre, c’est l’ère du numérique. Nous sommes dans un basculement total, de par le numérique, et tous les progrès exponentiels qui y sont liés. Dans un demi-siècle, le monde ne ressemblera en rien à ce qu’il fut lorsque je suis né (1938). Ce ne sera pas des grands hommes, militaires ou politiques, qui auront changé ce monde, ce sera uniquement le fait de scientifiques. Dans 200 ans, quand on va étudier notre époque, le Jules César du 21ème siècle, ce sera peut-être Bill Gates ! Nous sommes aujourd’hui, sans bien nous en rendre compte, acteurs et spectateurs d’un grand événement historique.
► J’ai scindé la question en deux : Ou certains hommes ont agi sur le cours de l’Histoire par leur pouvoir, leur position, tel le roi, le soldat, l’économiste, le politique. Ou, certains hommes ont permis d’avancer dans des domaines scientifiques, culturels, qui ont fait avancer l’Histoire.
C’est, par exemple, les progrès de la marine qui nous ont amenés à découvrir de nouveaux mondes, d’autres cultures. Plus près de nous, des physiciens, tels Marie et Pierre Curie, des biologistes, etc., vont faire avancer l’Histoire d’un grand pas. La liste serait longue de tous ceux qui furent par leur travaux, leurs découvertes, les grands acteurs de l’Histoire : depuis ceux qui, dans la préhistoire, ont taillé les premières pierres, puis de l’alphabet des phéniciens, de Galilée, de Gutenberg jusqu’aux frères Lumière, tous ceux là ont fait les grands événements qui sont la chaîne de notre histoire.
► Nous revenons toujours à la question initiale, l’histoire faite par un individu, un meneur avec un groupe d’individus. J’aurais tendance à penser qu’elle n’est pas le fait d’un individu, mais de groupes et d’événements ayant agi sur l’Histoire. J’ai trouvé dans cet esprit ce texte* de l’historien Charles Seignobos, confirmant que ce qui donne le sens de l’Histoire part d’un groupe : « L’homme instruit par l’Histoire sait que la société peut être transformée par l’opinion, que l’opinion ne se modifiera pas toute seule et qu’un seul individu est impuissant à la changer. Mais il sait, que plusieurs hommes, opérant ensemble dans le même sens, peuvent modifier l‘opinion. » Par ailleurs, l’Histoire peut être utilisée pour l’endoctrinement ; on peut la manipuler, et cela peut ne jamais être révélé. Quels sont les documents qu’on peut tenir pour incontestables. On sait qu’on peut difficilement revenir sur un fait dit « historique », même si il y a d’autres versions qui parviennent sur des récits.
[*extrait dune conférence sur : L ‘enseignement de l’histoire comme instrument de l’éducation politique.]
► Les témoignages sont parfois sujets à caution, mais il y a des documents irréfutables, tels des actes d’état civil, des actes notariés ou autres pièces officielles, qui donnent des bases solides. Les recherches en archives, directement ou « en ligne » par Internet (lorsque les documents anciens ont été numérisés) ouvrent la porte du passé aux chercheurs ; il leur incombe de mesurer le degré de fiabilité du document consulté et d’en tenir compte dans la synthèse de leurs recherches. Des événements connus peuvent ainsi être confirmés, éclairés, nuancés ou infirmés. On peut même parfois redécouvrir des acteurs que l’Histoire n’a pas retenus ou dont on n’avait pas eu connaissance alors.
► Chez les historiens, il y a trois tendances depuis le 19ème siècle. Il y a l’Histoire événementielle, comme celle de l’historien Seignobos (déjà cité), c’est-à-dire l’histoire des événements marquants, et, là, c’est l’historien qui décide de ce qui est marquant ou pas.
Et puis, il y a l’Histoire marxiste, où c’est l’historien qui considère que pour comprendre les événements, il faut en connaître la cause en dernière instance, la cause économique.
Et puis, il y l’Histoire de l’Ecole des Annales du 20ème siècle, où l’historien considère qu’il y a, à la fois, des causes, notamment économiques, mais en même temps la liberté individuelle. L’historien a cette tâche difficile de faire se rapprocher les causes collectives, propres à un groupe, à une société, et les individus.
► L’historien, c’est un « voyant », un chercheur, un curieux. C’est celui qui veut savoir pour faire savoir. Le sens du mot histoire étant lié à voir. Il donne à voir, il apporte un témoignage, il mène une enquête, laquelle passe par un processus de science historique, pris entre une sauvegarde de mémoire, et une résistance éclairée à sa tyrannie, parce que même nos adversaires ont leur mémoire.
► Le simple fait de vivre nous fait participer à l’Histoire ; qu’on le veuille ou non, nous serons dans les strates de l’Histoire, et l’on participe pleinement aujourd’hui à une phase de l’Histoire : alors qu’on nous avait seriné avec cette rengaine que le 21ème siècle « serait religieux ou pas »*, la réalité nous dit plutôt qu’il sera écologique ou pas. Interviewé sur l’ouvrage Une histoire de l’énergie, qu’il a coécrit avec Jean-Claude Debeir et Daniel Hémery, Jean-Paul Deléage nous dit que, dans les vingt à trente ans qui viennent, les grandes décisions que devront prendre les hommes politiques seront d’abord d’ordre environnemental. C’est là une autre dimension du sens de l’Histoire. Nous sommes arrivés, nous disent des chercheurs en écologie, dans l’ère de l’anthropocène, c’est-à-dire une nouvelle ère géologique où il nous faut prendre conscience que notre survie sur terre est étroitement liée à notre environnement, à la Terre Mère, que les peuples de la forêt d’Amérique du sud appellent « la pacha Mama ». Négliger cette question mènerait à la fin de notre Histoire.
[* La phrase « Le 21ème siècle sera religieux [ou « spirituel »] ou ne sera pas. » a souvent été attribuée à André Malraux, mais il la récusa.]
► L’histoire prend un sens souvent en regard de celui qui la dit, qui la raconte. D’où parle-t-il ? La parole du griot, porte-parole du roi, était considérée comme parole historique, la plus sûre. Le griot est celui qui retransmet l’histoire d’un pays, d’un peuple, d’une famille. C’est en Afrique un historien, mais cela reste dans l’oralité.
► Quelles ont pu être, au cours des siècles, les altérations des faits historiques ? Ainsi les événements de Mai 1968 nous sont proches, nous en connaissons la plupart des détails, mais qu’en restera-t-il dans cent ans ? Cela nous pose la question de la fiabilité de l’Histoire.
► Je vous propose qu’on en reparle ensemble dans cent ans.
► Vouloir émettre le moindre doute sur des faits classés historiques soulève des polémiques ; « c’est écrit ! », « tous les historiens disent la même chose depuis des siècles », donc c’est indiscutable. Cela relève parfois du fondamentalisme historique : ainsi, récemment, un écrit posait la question de la véritable identité de Jeanne d’Arc ; ipso facto, l’auteur a été classé comme révisionniste, par certains. Il en va de même pour des faits bibliques ; voir, ou plutôt lire dans ce sens l’ouvrage de Schlomo Sand, historien israélien professeur à l’Université de Tel Aviv, Comment le peuple juif fut inventé, où il dit que la foi dans le Livre fait foi et que le fait biblique devient fait historique incontestable.
(A SUIVRE)
Extraits de restitution d'un débat du café-philo
Avec nos remerciements.