Regards philosophiques (214)
Thème :
« Le rêve est-il plus important que sa réalisation ? »
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► J’ai entendu, ce soir, qu’il y a deux sortes de rêve : le rêve pour survivre, pour passer des épreuves ; et puis, le rêve qui tend, qui mène au projet, celui qui met en mouvement. Quel est le point commun entre ces deux sortes de rêve ? Peut-être que le point commun serait le processus de création et d’inventer au-delà de la réalité, d’amener du nouveau.
On a évoqué le grand rêve réalisé suivi d’un grand vide. Cela m’a fait penser à une méthode de thérapie psycho corporelle qui s’appelle Gestalt, où on part du contact, de la fin du contact ; cela se rapproche de cette idée du rêve, de ce qu’on veut atteindre. Là aussi, si on l’atteint, cela peut créer un vide, mais un vide fertile, car ce vide est nouveau, à venir.
Enfin, j’ai repensé à la part individuelle et à la part collective. Alors que ce n’est pas la même chose, qu’est-ce que le rêve collectif ? On a l’impression que ce sont des points rassembleurs, comme l’ensemble de nos divers rêves individuels qui peuvent ne pas être strictement les mêmes.
► Je reprendrai le rêve comme projet. Dans notre famille, nous avons l’habitude de dire à nos enfants : rien n’est impossible, tous les rêves sont accessibles. Bien sûr, il peut arriver qu’un rêve n’aboutisse pas, néanmoins, la vie ne s’arrête pas là ; il faut reconstruire et à nouveau remplir le panier de rêves.
Ensuite, côté bien-être, dans l’auto hypnose, on utilise du vocabulaire, on utilise des métaphores, des images, pour aider le patient à se détacher de la réalité, donc un exutoire. Cela a été utilisé à la place des médicaments lors d’opérations.
► Dans la définition du mot « rêve », on trouve : « laisser aller son imagination, exprimer des choses déraisonnables, chimériques, extravagantes ». On retrouve souvent l’adjectif chimérique, ce qui nous donne l’impression que le rêve est bien loin de la réalité. Si nous prenons le sens de désirer ardemment, je pense à la société de consommation où l’on désire toujours quelque chose et, une fois cette chose acquise, elle perd son attrait. C’est une quête perpétuelle qui génère même, au final, une frustration permanente. Mais, la publicité est là pour faire rêver, pour nous montrer ce que l’on n’a pas.
Par ailleurs, revenant sur le rêve collectif, j’ai pensé à Martin Luther King, avec le fameux « I have a dream » [« j‘ai un rêve », prononcé dans son discours du 28 août 1963]. Si on lui avait dit qu’un jour un homme noir serait Président des Etats-Unis, cela aurait dépassé tout ce qu’il aurait pu rêver, imaginer. Il y a des rêves symboles.
J’ai pensé aussi à John Lennon et sa chanson Imagine, qui nous parle d’un monde idéalisé, sans frontière, sans religion, un monde en paix, quelque chose de totalement utopique. Dans la marche républicaine et fraternelle du 11 janvier [2015], des personnes ont chanté cette chanson de John Lennon. Ce grand élan du 11 janvier, c’était l’envie, au-delà du rêve, d’un monde en paix, un monde meilleur, un monde sans haine.
Le rêve est important quand il fédère un groupe.
► Dans le rêve comme dans la vie, il y a des progrès dans la manière de voir le rêve. Le rêve est d’abord « l’activité de l’homme endormi », puis le rêve est « le gardien du sommeil ». Je crois que le rêve, quand il est réalisé, c’est la réalisation du désir.
► Les rêves collectifs sont souvent issus de représentations qu’on assimile de façon inconsciente, des données de l’univers dans lequel on vit, de la famille, du milieu social, et pas forcement des rêves et désirs qu’on aurait créés soi-même. Ces rêves collectifs, cela s’appelle aussi un idéal ou peut-être une utopie (une vérité qui arrive trop tôt). Ce désir collectif peut orienter une société toute entière, voire participer à l’Histoire.
Celui qui vit sans idéal, sans rêve, sans projet, c’est le cynique. Le cynique c’est l’homme qui ne rêve pas, qui a « les pieds sur terre ». Pour lui, il n’y a que la réalité qui importe, il n’y pas de rêve, pas d’enchantement dans ce monde ; l’homme n’est que cet animal pensant dans la nature ; il est hors les conventions qu’il considère comme hypocrisie, tout comme Diogène dans sa grande cruche (même si on parle de tonneau [qui n’existait pas alors]). Pour lui, il faut exclure toute représentation qui ne serait pas réalité. A quoi rêvait Diogène et rêvait-il ?
Dans un tout autre domaine, il y a un rêve qu’on peut, par excellence, classer dans ces rêves générant un fort et puissant désir en un moment et qu’on ne voudrait pas forcement réaliser ensuite, c’est le fantasme. C’est là deux oppositions, rêve et réalité.
► J’ai pensé à Germaine Tillion, quand elle fut déportée. Avec sa copine, elles se racontaient des recettes de gâteaux, avec des tonnes de crème fraîche, des tonnes de beurre, de sucre, de chocolat… Cela les faisait rêver, cela les faisait tenir.
► Le poème de Florence (sonnet) :
Le rêve est-il plus important que sa réalisation ?
Quand le rideau du temps referme l’horizon
Et brouille les chemins où le destin trébuche
Je suis le chien errant, je suis le grand Duduche
Pour les rêves oubliés, c’est la morte saison
Quand au pied du calvaire sanglote une oraison
Le cri crève en silence et moi je fais l’autruche
Mes rêves sont au chaud, au fond de ma capuche
Reste un petit refrain, sans rime ni raison
Il me parle de quête, il me dit de prier
Le seul espoir qui reste au fond de l’encrier
L’étoile qui palpite, qui fait battre le cœur
Le lumignon tremblant de nos rêves d’argile
Il est inaccessible au nom de la rancœur
Je le berce le soir comme un bébé fragile
► On a des rêves collectifs et des rêves individuels. Pour la réalisation des rêves collectifs, « c’est mal barré », pour l’instant. Mais, mes rêves individuels, malgré mon âge, j’espère les réaliser.
Quant aux personnes qui n’ont pas de rêves, pas de souhaits, pas de projets, je n’ai pas l’impression d’en avoir connues. Quelle différence, dit-on, entre rêve et projet ? Le projet, lui, semble réalisable ; le rêve n’est que le rêve.
► Le rêve, dans cette acception du mot, c’est : « Une pensée qui cherche à échapper aux contraintes du réel », selon Le Grand Robert de la langue française ; c’est aussi : « Une construction imaginaire destinée à satisfaire un besoin, un désir ou à refuser la réalité ». Synonymes : Fantasme, chimère, illusion, mirage. Ou par analogie : Châteaux en Espagne, quête du Graal…
Le mot rêve est aussi utilisé pour désigner un désir très fort, quelque chose qui semble presque irréalisable, ce qui fait qu’on le compare à un rêve. On parle alors de vouloir réaliser ses rêves. Aucun rêve, dit-on, n’est impossible. Si cela n’arrive pas, c’est qu’on ne l’a pas rêvé assez fort.
« Il faut vivre la vie qu’on a imaginée », dit le philosophe américain Henry David Thoreau, « la vie qu’on a rêvée. Il faut aller voir dans la direction de ses rêves […], prends tes désirs pour la réalité, fais de telle sorte que tes rêves puissent être déterminants, ne renonce pas à tes rêves […], si vous avez bâti des châteaux en l’air, votre travail ne sera pas forcement perdu, c’est bien là qu’ils doivent être, maintenant il n’y a plus qu’à placer les fondations dessous […]. » Thoreau nous dit là que nos choix de vie doivent comporter une part d’idéal, d’utopie même, que le rêve nous montrerait des objectifs audacieux dont la volonté de les réaliser nous grandirait. C’est, nous dit-il, dépasser le réel, partir du rêve pour créer son projet de vie.
Un désir, comme un rêve qui guide une vie, ne risque-t-il pas qu’on rêve sa vie au lieu de vivre sa vie ? Il faut pouvoir vivre éveillé.
En espagnol, c’est le même mot « sueño » pour « rêve » et pour « sommeil ».
► Le rêve nous entraîne dans un monde particulier et singulier, où il n’y a ni barrière, ni interdit, et, rien que pour cela, c’est bon de rêver. Le rêve est un acte de liberté. C’est une situation saine à condition de ne pas y vivre en permanence.
J’illustrerai avec une métaphore. La lune et les étoiles sont les lumières qui éclairent les ténèbres. Ces astres sont les flambeaux de nos rêves susceptibles d’éclairer les labyrinthes dans lesquels nous sommes parfois. Le rêve est une étoile brillante permettant comme une boussole de donner une direction pour vivre malgré la noirceur de la nuit. Ces astres ne sont que des guides ; si nous marchons les yeux rivés sur eux, nous risquons de dangereuses chutes.
► Cela me rappelle les objets et espaces transitionnels chez le psychanalyste Donald Winnicott. Pour les enfants, les doudous, ce sont des réalités, où, justement, on n’est pas sommé de dire si c’est de la réalité ou du rêve, si c’est du dedans ou si c’est du dehors, si je l’ai créé ou si l’autre l’a créé. C’est effectivement un objet transitionnel ; il est indéterminé.
Winnicott nous rappelle d’une part que c’est uniquement chez les jeunes enfants que le doudou est important et d’autre part que la pratique religieuse collective est objet et espace transitionnel ; nous partageons une pratique religieuse collective, l’illusion partagée, où on ne cherche pas à dire c’est vrai, c’est faux, ça existe, ça n’existe pas. C’est un partage indifférencié.
Je reviens sur cette notion de projet concret qui fédère un groupe. C’est souvent autour d’une idée, d’un rêve, d’une histoire que se fédèrent les gens. La preuve qu’il y a beaucoup de gens fédérés autour d’un rêve, d’une illusion, c’est que celui du groupe qui devient déviant est tout de suite exclu.
► Le rêve projet, le rêve pérégrination, la quête, c’est un thème récurrent en littérature. C’est, par exemple, L’alchimiste de Paolo Coelho, où le jeune berger rêve sous un arbre d’un trésor. Il entreprend un périple plein d’aventures pour aller à la recherche du trésor, pour apprendre au final que le trésor est sous l’arbre où il avait rêvé du trésor.
Citations égrainées au cours du débat :
José-Maria de Heredia : « Pour l’artiste scrupuleux, l’œuvre, quelle qu’en puisse être la valeur, n’est jamais que la scorie de son rêve. »
Albert Beguin : « Au cœur du rêve je suis seul… Je me retrouve dans l’isolement parfait de l’isolement de la créature devant le monde. »
Paul Arène : « Parfois la vie se présente vulgaire ; mais le sage, pour en relever l’originelle bassesse, a cette ressource de rêver. »
Charles de Gaulle : « La gloire se donne seulement à ceux qui l’ont toujours rêvée. »
Marcel Proust : « Il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre, ce soit encore la rêver. »
(FIN DU THEME)
Extraits de restitution d'un débat du café-philo
Avec nos remerciements