Retour vers mon enfance (16)
L'alambic.
Dans un coin, le faisceau de la lampe nous révèle une bonbonne remplie d'un liquide ambré. Dès que nous enlevons le gros bouchon de liège, la vieille eau de vie libère ses puissants arômes.
A partir de Novembre, chaque année, des relents de vinasse et d'alcool brûlant imprégnaient l'air. Le bouilleur ambulant se rendait dans les villages avec son alambic. Faire son eau de vie était, pour chaque paysan, un grand moment : eau de vie de marc de raisin, de prune ou de poire se succédaient. Les cheminées de l'alambic crachaient sur le bourg une fumée âcre.
A la sortie de l'école, il nous arrivait de nous y arrêter. Il faisait un froid vif et sec qui rosissait tout de suite les joues émergeant des cols épais et des écharpes soigneusement nouées. La chaleur qui se dégageait du feu nous attirait comme des papillons. Les flammes scintillaient doucement sous une grosse cuve. Il fallait de longues minutes avant que du serpentin de cuivre commence à couler un tout petit filet d'un liquide incolore et légèrement brillant. Le précieux distillat tombait au fond d'un seau. Les gestes du bouilleur étaient précis : attendre en surveillant, couper le feu au bon moment, laisser refroidir, vider le moût de la cuve, le remplacer par du marc ou des fruits fermentés, fermer, recommencer. Le filet d'eau de vie coulait presque sans discontinuer. Quand le seau était plein, il la versait avec précaution dans des fûts préalablement lavés où elle vieillissait avant d'acquérir un bouquet parfumé et une belle couleur ambrée.
Seuls les paysans possédant un droit pour faire de la gnôle pouvaient y porter leur récolte. A la campagne, on sortait facilement la « goutte » qui requinquait mieux qu'un médicament contre la grippe. C'était l'élixir suprême qui soignait presque tout. Quelques gouttes de ce vitriol rôtissaient la bouche et l'œsophage.
Mon père ne possède maintenant que cette bonbonne où la vieille eau de vie s'est endormie. A même le goulot, je goûte le précieux liquide. Je le sens aussitôt dévaler dans ma gorge où il distille son feu qui m'arrache une quinte de toux et quelques larmes au coin des yeux. Ma langue est comme anesthésiée. Inquiète, ma sœur me donne des petites tapes dans le dos. Puis un grand fou rire nous secoue. Elle remet le bouchon en place et nous laissons là la gnôle dans sa prison de verre. Elle servira peut-être encore pour parfumer un grog brûlant, pour frictionner une contracture, pour désinfecter une plaie ou pour conserver les fruits du verger.