La mort bleue (6)
Je pousse la porte vitrée du bar et me retrouve dans la chaleur d'une grande salle enfumée, toute en profondeur. Un long comptoir à l'espagnole et des tables se font face. La serveuse est grande et blonde. Elle doit avoir 40 ans et demi. Ses mains agiles essuient deux verres à la fois.
Au comptoir, un gros bonhomme vêtu d'un imperméable à la tête dans son canard. Un petit garçon fait une partie de flipper, assis sur un maxi tabouret.
Je ressens un long frisson dans le corps et j'ai l'impression d'être dans un état second.
Un instant d'hésitation...Où vais-je m'asseoir ? Là devant, pas de doute ! Je croise des regards surpris, questionneurs et je m'installe. Voilà, c'est gagné. Le plus dur est fait.
« Mademoiselle, puis-je avoir un Perrier s'il vous plait ?
-Oui, Monsieur. Me répond-elle avec un sourire...crispé. Je dois avoir une drôle de dégaine. Vite ! Allons aux toilettes se refaire une beauté !
En effet, pauvre Thomas ! Tu es blanc comme un lavabo, mal peigné, les habits en guenilles. J'arrose mon visage d'eau tiède. Cela me fait un bien fou.
Mais où sont donc mes amis ? Ils doivent être morts à cette heure-ci. Quelle catastrophe ! Il faut que je prévienne les familles.
Dans la salle, le type à coté n'arrête pas de m'observer par-dessus sa gazette.
« Allo, Marjolaine ?...Je suis là... Je suis vivant. Les autres sont sûrement noyés... Oui... D'accord... Je t'aime. »
Je raccroche. Je me mets à pleurer. Je n'en peux plus.
Après m'être séché les yeux, un peu plus tard, j'appelle les familles de mes amis. Je prononce des mots, qui font probablement des phrases, mais je ne réalise pas. Je réponds toujours aux mêmes questions sanglotantes. Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ?
Une fois acquitté de cette délicate mission, je commande un crème à Mireille Darc. Cela me réchauffe les membres. J'émerge doucement.
Les gendarmes, alertés par mon épouse, ne tardent pas à venir me chercher depuis Carcans-Maubuisson.
L'un des deux pandores, très jeune, m'épie attentivement.
L'autre me dit :
-« C'est vous qui avez fait naufrage au large d'Hourtin ? »
Je réponds affirmativement de la tête.
« Si vous voulez bien, nous vous emmenons à la gendarmerie pour l'état des faits. Il n'y en aura pas pour longtemps. »