« Ni haine, ni oubli » (10)
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Témoignage de Pierre GLESS (2)
avec l’aimable autorisation de Madame GLESS et de M. P.
Détail d’une journée de travail
Notre camp fournit surtout des travailleurs pour la mine qu’on est en train d’aménager afin d’en faire une usine de moteurs d’avions, Daimler-Bentz.
Réveil le matin vers 5 heures.
Aufstehen ! crie le chef de chambre. Il s’agit alors de se presser. Nous sommes plus de 150 dans la chambre, répartis en trois étages, deux par paillasse. Il faut s’habiller à quatre pattes sur le lit, car l’espace de 50 cm environ entre les grabats ne permet pas à tout le monde de s’y débattre. On retrouve à grand peine ses effets. On se bouscule, on s’engueule en toutes langues, on se menace, on se cogne.
Normalement, nous devrions faire notre toilette, mais comment s’y prendre, puisque nous sommes 900 pour 2 ou 3 robinets et que nous n’avons ni serviette ni savon ? Après avoir ingurgité un quart de mauvais jus, c’est la ruée dans la cour à l’heure du rassemblement. « Schnell ! Schnell ! » (Vite ! Vite !), les chefs de chambre nous actionnent en distribuant des coups de pied aux fesses.
Il s’agit de bien s’aligner, par groupes de 100, dans la cour. Le chef de camp commande le garde à vous, le « décoiffez-vous » (Mützen ab !), etc… Il faut recommencer les exercices jusqu’à ce qu’ils soient parfaits. C’est alors que le directeur compte les forçats. S’il y a le compte, pas d’histoire, mais s’il manque une unité, gare à celui qui s’est attardé dans un coin de la cour. Il peut numéroter ses abatis. Cette comédie dure parfois plus d’une heure.
Puis, c’est la répartition en Kommandos. Ils portent le nom de l’entrepreneur qui doit exécuter des travaux pour le Reich. Il y a les kommandos Wagner, Diestrich, Harsch, etc… Les kommandos sont plus ou moins bons, suivant la mentalités des Kapos, des « Vorarbeiter » et des « Meister » (les civils). Pour les composer, on nous mamène certainement plus que des bêtes sur un champ de foire. Le fameux Emile, chef du travail, tire un « zébré » d’un lot en rabiot, lui administre un coup de poins derrière la nuque et un coup de pied au cul et le pousse dans le groupe à compléter. Le kapo reçoit souvent ce « complément » avec autant de douceur qu’il lui a été envoyé par Emile.
Nous avons même vu Emile frapper à terre un Russe, d’une extrême maigreur, qui pleurait et ne pouvait se relever. Le pauvre bougre a fini par capituler et a suivi tant bien que mal ses camarades au travail. Les kommandos formés se dirigent vers la mine, accompagnés de soldats, fusils sous le bras, prêts à faire feu sur celui qui quitterait les rangs. Le sous-officier du détachement s’appelle le Kommando-Führer.
Les Russeset les Polonais plus anciens que nous sont aussi plus débrouillards et plus audacieux. Au départ du camp, ils se mettent sur les rangs extérieurs, de façon à ramasser quelques mégots en route. Des Français, par la suite, en feront autant. Chaque mégot vaut à celui qui se baisse pour le saisir, et parfois 2 à 3 qui se bousculent, un coup de crosse ou un coup de botte dans les reins, mais tant pis : le résultat seul compte.
Dans quel état se trouve la cour après le départ des forçats au travail ? On ne sait ou mettre les pieds. Les 900 zébrés ont toussé, craché et se sont mouchés. Il faut avoir le cœur bien placé. On s’y fait. A cela s’ajoute l’odeur des WC qui débordent et sont vidangés presque tous les matins, et les émanations du fumier entassé.