Regards philosophiques (112)
Article précédent : Regards philosophiques (111)
Thème :
« A quoi sert le savoir ? »
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Débat :
► On a évoqué le savoir informatique. Pour moi, ce n’est pas un savoir. C’est comme si on disait qu’une bibliothèque est un savoir. On peut accumuler des savoirs avec l’informatique, mais l’informatique n’est pas intelligente ; il n’y a dedans que ce que l’homme y met donc son intelligence ; l’informatique reste une technologie, ce n’est pas la preuve de l’existence d’une intelligence artificielle. Il en existe plus au niveau de la robotique, mais elle ne peut être comparée à l’intelligence humaine.
Tous les savoirs, qu’ils soient intellectuels, culturels, technologiques, affectifs, spirituels, n’ont pas d’autre finalité que celle qu’on leur donne. Il n’y a pas de finalité en soi des connaissances. Donc, c’est bien le pire et le meilleur ; par exemple, je pense à la construction de la bombe, à partir de la physique nucléaire et de la perversion de l’usage qui en a été fait. Cela dépend toujours de l’homme de faire du savoir quelque chose d’utile pour l’ensemble de l’humanité ou de pervertir la connaissance pour lui nuire.
Pour moi, le savoir, quel qu’il soit procure une gratification, donne de la satisfaction, aussi bien dans le cadre d’activité intellectuelle ou manuelle. Donc, accéder à un savoir, c’est accéder à un plaisir. Quand on a un minimum d’esprit on accède vraiment à une certaine lucidité. Cela permet de connaître suffisamment de choses pour être capable de juger avec de la distance, du recul par rapport aux choses. Depuis l’enfance et tout au long de mes études, j’ai eu tant de bonheur à apprendre. C’est vrai qu’acquérir du savoir, si cela ne donne pas du plaisir, cela peut être ennuyeux. Ainsi, le savoir est gratifiant en soi, même s’il y a absence de finalité au départ.
► Pour revenir à l’informatique et au savoir, il faut un savoir pour créer et utiliser l’informatique. Il ne faut pas confondre l’outil, avec l’artisan qui l’a créé et l’ouvrier qui s’en sert. Dans l’informatique, comme dans tout outil, il y a savoir de conception et savoir de l’utilisateur, qui sont des savoirs humains.
► La question que je me pose est : comment acquiert-on des savoirs ? Je vois cet acquit en trois phases de la vie. La première, ce sont les parents. Ils vous apprennent à marcher, à parler, à vous nourrir, etc. Ensuite, il y a l’éducation scolaire, où l’on confie ses enfants à des personnes qui vont leur donner du savoir. Puis, après, c’est la vie. C’est la vie professionnelle ; ce sont aussi toutes les expériences qu’on fait. Quand vous mettez le doigt sur le feu, vous avez appris quelque chose : ça brûle ; ce savoir restera. Ainsi, il y a plein de savoirs acquis par l’expérience.
Savoir, nous a-t-on dit, a donné « saveur » ; effectivement, c’est très important. Aujourd’hui, on est dans une époque où l’on est de plus en plus « prolétarisé »,
c’est-à-dire qu’il y a perte de savoir. Un prolétaire n’est pas un ouvrier. C’est quelqu’un qui n’a pas de savoir particulier, qui n’a pas un métier, mais à qui on dit : « Vous
faites ceci, vous faites cela ! ». C’est par exemple le travail à la chaine avec des gestes répétitifs. Aujourd’hui, même les médecins se prolétarisent. Vous allez voir un médecin
et, lui, il va voir sur Internet. Autre exemple: des jeunes cadres dans les entreprises vont vous dire : « Je ne sais pas ce que fais, j’ai juste à remplir des tableaux, avec
des chiffres, là, et là. Finalement je n’ai aucune saveur dans mon travail ». Donc, perte de savoir = prolétarisation.
On a évoqué l’informatique. Je vais vous citer l’exemple d’un philosophe de l’université de Compiègne, Christian Fauré (un adepte de Bernard Stiegler, entre autres). Il s’intéresse aux neurosciences et il a fait une expérience : il a demandé à ses élèves de travailler sur un thème et il leur a dit d’aller chercher de l’information où ils voulaient. La plupart sont allés sur Internet, sur Wikipédia et autres sites. Ils ont « navigué », ont « zappé » et « consulté » les différents sites. Puis ils ont débattu sur ce sujet. Une semaine après, il a demandé à ces mêmes étudiants de travailler un sujet, mais il leur a donné un livre à lire en leur disant qu’après, on allait travailler dessus. Plus tard, il leur a demandé de reparler du thème vu sur Internet. Eh bien ! Ils avaient tout oublié. Pourquoi ? Parce que dans ces recherches sur Internet, ils zappaient, ils faisaient du « multitâches », ils regardaient la télévision, le portable sonnait, ce qui fait qu’il n’y a pas eu « acquisition » de savoir. En revanche, quand il leur a parlé du sujet du bouquin, ils se sont rappelés, ils avaient acquis, ils se rappelleront toute leur vie de cette lecture.
Le N° 62 de septembre 2012 de Philosophie magazine traite de ce sujet sous le titre : « Pourquoi nous n’apprenons plus comme avant ? »
extraits de restitution d'un débat du café-philo
avec lequel je garde un lien privilégié
en tant qu'un des artisans de sa création.