Regards philosophiques (123)
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Thème :
« Faut-il manger pour vivre
ou vivre pour manger ? »
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Débat :
► Entre « manger pour vivre, et vivre pour manger », je voudrais bien une autre option, car, par nature, par éducation, j’accorde encore une très grande importance à la nourriture, au repas, à la qualité des produits. Manger est une des relations les plus intimes qui soient. Nous portons un produit à notre bouche, nous l’ingurgitons et il va venir dans notre corps et nous l’excréterons. Comment peut-on faire ce geste de manger sans un peu de réflexion, ou manger n’importe quoi, parce que, suivant l’expression, « tout ce qui rentre fait ventre », ou que l’on est, suivant une autre expression populaire, un « béni bouffe-tout ».
Mais on peut être dans l’excès par gourmandise, l’un des sept péchés capitaux, sujet traité par Alphonse Daudet dans son oeuvre « Les trois messes basses ».
(Résumé/aperçu) : Le curé Dom Balaguère, avant une des trois messes basses du soir de Noël, a écouté son enfant de choeur Garrigou (qui est un envoyé du Diable) lui parler du dîner du
réveillon ; pendant qu’il dit sa messe, il entend cette voix qui lui dit: “Il y a des dindes magnifiques mon révérend, des dindes bourrées de truffes, on aurait dit qu’elles allaient
craquer en rôtissant tellement elles étaient dodues…” L’enfant de choeur agite sa sonnette, on a sauté quelque pages…”kyrie eleison”, dit le curé à la stupéfaction des paroissiens. Dans
une scène suivante, le curé est agenouillé, il lève les yeux vers l’autel, il est en adoration, car là, sur l’autel, devant le tabernacle, il voit des chapelets de saucisses, des pâtés, des
volailles juteuses, des carafes de vin ambré, des fruits… Au final, il mangera tant au dîner qu’il piquera du nez dans l’assiette et qu’il en mourra….
► Le repas n’est pas toujours convivialité ; je pense à la malédiction des Atrides : Atrée, renouvellant le geste de son grand-père Tantale, voulant se venger de son frère, tue les deux fils de son frère et les lui sert à manger. A la fin du repas, il fait apporter la tête des deux enfants sur un plateau. La malédiction des dieux, qui avaient été courroucés, va se poursuivre sur plusieurs générations.
Sur le même thème de malédiction familiale qui sera levée par les générations futures, par une relation à un mets (une pomme), on peut citer le livre de Katharina Hagena : Le goût des pépins de pommes.
► Dans le passé, nous avons connu le cannibalisme, où parfois on mangeait l’ennemi vaincu ou les personnes âgées pour acquérir la sagesse, la force et l’esprit de l’autre, de fait, un cannibalisme rituel. C’était avant “la communion”! Mais on peut être rassuré, le dernier cannibale a été mangé !
Il y a de nombreux écrits sur la gastronomie ; cela peut vous mettre l’eau à la bouche en dehors de tous les aspects sociaux déjà cités. Mais nous avons aussi des exemple d’excès, comme dans le film : La grande bouffe.
Le repas peut aussi être un lieu culturel avec spectacles, musiques, danses et chants.
Pour revenir à la question initiale, on peut se poser la question : est-ce qu’on garde une vie la plus sobre possible, en ne satisfaisant que les besoins? Ou faut-il avoir un peu de superflu
qui donne l’appétit de vivre et pas seulement la satisfaction des besoins.
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Dans le film Festen, on est dans un repas de famille où on va en découdre…
Pour ce qui est de la littérature sur ce sujet, il faut citer également : « Agate ou les repas de famille » de Geneviève Krick et Catherine-G. Mathiew, avec des tas de
souvenirs de l’enfance, qui remontent au cours des repas. Et aussi, le livre de Claude Pujade-Renaud : Sous les mets, les mots, où les expériences psychologiques liées aux mets
sont finement décrites. Puis le roman : Une pièce montée de Blandine Le Callet, où les langues se délient et les secrets se dévoilent autour d’un repas de mariage, sans oublier
Boule de suif de Guy de Maupassant, qui partagera son repas, mais n’en aura pas de reconnaissance !
Pour ce qui est de vivre pour manger, je pense en premier à ceux qui passent leur vie à travailler et à gagner juste de quoi manger justement. Ils vivent pour réussir à
manger.
Mais il est aussi des métiers où les gens vivent pour que les autres mangent : restaurateurs, commerçants d’alimentation, industries associées à la table (vaisselle, linge de maison,
décorations)…
Vivre pour manger peut aussi être une pathologie, comme dans le cas de la boulimie. On peut aussi souligner la place du budget d’alimentation dans les familles de prolétaires parfois très
supérieur aux dépenses des ménages bourgeois dans ce domaine (qui sont souvent un peu radins sur la nourriture). Nourrir ses enfants pour les revenus modestes est une priorité qui demande un
gros investissement. C’est une façon de faire ce qu’il faut pour ses enfants, même si, au fond, ils savent bien que les nourritures corporelles ont aussi besoin d’être complétées par des
nourritures affectives, intellectuelles et culturelles, pour le bien de l’enfant.
Par conséquent, manger pour mieux vivre et vivre plus intensément, surtout dans la vie sociale et en collectivité, me paraît important, mais vivre pour manger demande une réflexion. Cela
peut-être une nécessité, mais aussi une compensation orale à ce qui ne peut pas se dire… De toutes les façons, on ne peut pas porter de jugement de valeur sur le comportement
alimentaire des individus et l’obésité n’est pas toujours dû à un comportement alimentaire excessif (cas de traitements médicaux faisant grossir, maladies, sédentarités…).
En cette période de fêtes, on peut se demander : qu’est-ce que l’on va partager de plus que « la grande bouffe » à Noël ? Quel sens cela a pour certains de se
retrouver en famille ou de partager la fête d’une communauté ou de faire plaisir à des proches ? Peut-on encore concevoir un Noël sans la dinde et les cadeaux, et avec encore un minimum de
réflexion sur le pourquoi de cette fête qui tombe d’ailleurs pratiquement chaque année en même temps que la fête juive de Hanoukka et aussi du solstice d’hiver… Tout le monde peut fêter
Noël, tant sa dimension athée a pris de l’ampleur aussi et a d’une certaine façon complété la dimension religieuse…
Je retiens aussi l’idée du repas comme réunion intergénérationnelle, même si ce n’était que pour cela, Noël vaut la peine d’être fêté.
► Les dictateurs, comme il y a peu Ceaucescu, avaient des goûteurs pour prévenir tout empoisonnement. Ce n’était pas toujours pour eux, « manger pour vivre ».
extraits de restitution d'un débat du café-philo
avec lequel je garde un lien privilégié
en tant qu'un des artisans de sa création.