Regards philosophiques (18)
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Pourquoi raconter des histoires ? (4)
Il y a trois questions qui sont posées. Dans quel but ? Qu’est-ce qui fait qu’un homme est poussé à inventer, à raconter des histoires, un conte, un roman ?
Pourquoi se raconte-t-on des histoires à soi-même ? Pourquoi est-ce nous affabulons ? Pourquoi mentir, se mentir ? Pourquoi certains vivent une sorte de rêve éveillé, loin de la réalité ?
Le conteur, Abbi : C’est difficile d’avoir un point de vue sur soi-même sans raconter toute sa vie. Quand j’étais petit, mon grand plaisir était de raconter ce que j’avais appris à l’école, à la maternelle, surtout quand mes parents recevaient des amis. Une vieille dame assez sourde avait un cornet ; elle s’extasiait. Si l’on me redemandait une histoire ou une chansonnette, je ne m’exécutais que si la dame mettait son cornet. Depuis lors, dans une assemblée de 10 ou de 500 personnes, je cherche où est celui qui n’écouterait pas et je cherche à le rattraper ; c’est comme une passion ; c’est ce désir de transmission, quelque chose que j’ai appris et que j’ai envie que tout le monde entende, partage ; voilà une de mes motivations. Récemment, j’avais commencé à introduire dans mon répertoire des histoires qui m’étaient arrivées et, pour qu’elles soient plus intéressantes, je les avais un tout petit peu réécrites. Jusqu’au moment où je ne souvenais plus très bien de l’histoire originale : j’ai donc rencontré ce problème où la fiction prend la place de la réalité ; ça m'a posé un problème philosophique.
Pour cette question « pourquoi se raconte-t-on des histoires ? », on peut revenir au roman de Sartre, « La nausée », qui évoque « choisir sa vie, vivre ou raconter », ou la vie comme un récit. Le personnage féminin, Annie, dit : « Je revois les bons moments du passé, je revois ma vie... » et elle réinvente, elle fait une sélection ; on se raconte sa vie, celle qu’on a choisi, souhaité dans le lot de souvenirs, une vie reconstruite qui peut devenir son histoire.
Edith : Paul Ricœur, dans un ouvrage « Temps et récits », explique, analyse pourquoi chacun se raconte son histoire. Se la raconter, n’est pas forcement embellir sa vie, mais la réécrire, la redire de mille et une manières. En ce sens, la fiction finit par remplacer la réalité : on peut avoir l’impression de raconter des histoires et d’affabuler. Mais non !, dit Ricœur, ce n’est jamais mentir, affabuler. Réécrire, redire, « re-raconter » sa propre histoire, c’est lui donner un sens humain, parce que, finalement, dans ce que nous vivons, il y a la trame des évènements et puis il y a le récit, la narration, l’action de raconter, qui donne un sens, au double sens du terme : signification et direction. Cela est au cœur de chaque être humain ; le temps devient alors humain, les évènements vécus deviennent humains. Dans la mesure où ils sont racontés, ils prennent un sens par l’homme qui les raconte. Ricœur ajoute : « Les choses ne nous sont données que dans les récits ; dans ce sens l’homme est enchevêtré dans des histoires ». Il est très important aujourd’hui de se raconter, d’écrire, de dire le récit de sa vie. Dans cette civilisation qui est parfois déshumanisante, il est extrêmement important que chacun raconte, se raconte, c'est-à-dire donne un sens humain à ce qu’il vit.
(A suivre)
extraits de restitution d'un débat du café-philo
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avec lequel je garde un lien privilégié
en tant qu'un des artisans de sa création.