Regards philosophiques (78)
Article précédent : Regards philosophiques (77)
Thème :
« Voir,
est-ce apprendre autrement ?»
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Débat :
/ Est-ce que l’expression « ouvrir les yeux » n’est pas un principe de la philosophie, comme prendre conscience de quelque chose ?
/ Nous savons que, compte tenu de la vitesse de la lumière, nous voyons des étoiles qui sont peut-être mortes depuis des milliers d’années. Si d’une ces étoiles « habitée » on pouvait observer la terre, les images que ses habitants recevraient pourraient éventuellement, suivant la qualité de définition, montrer les hommes de Cro-Magnon. « Voir » s’inscrit dans cette dimension espace/temps. C’est le vieux rêve des hommes : voir dans le futur, comme voir dans le passé.
/ Voir et apprendre autrement demande attention et empathie, et du ressenti. Je pense à des images chocs qu’on peut voir à la télévision, comme montrer un accident de voiture dû à une forte consommation d’alcool ; cela marque beaucoup plus les jeunes esprits que n’importe quel discours. Même celui qui ne veut pas imaginer les risques voit ces images ; elles restent et il prend conscience du risque. Toujours dans ces images chocs données à voir, celles d’enfants faméliques qui meurent de faim, nous marquent plus que n’importe quel commentaire.
/ L’œil est la chambre noire au fond de laquelle les faisceaux lumineux projettent les accidents du monde extérieur en permanence. Et on le reçoit souvent avec beaucoup de difficulté. Parfois on détourne les yeux, c'est-à-dire qu’on ne veut pas voir, on pratique l’art d’éviter. A partir du regard l’image est transmise au cerveau qui interprète. Mais le regard est plus que la vision optique, il donne aussi priorité à certains éléments. C’est aussi le rayon introspectif qui sonde l’espace du dedans et en explore les profondeurs. Quand on regarde, on regarde avec un intérêt, avec une intention.
Dans ce 21ème siècle, on assiste à une prolifération d’images et cela a souvent pour conséquence de chasser l’information, le texte. Les plus jeunes regardent beaucoup et lisent peu ; de ce fait, ils ne découvrent que peu par eux-mêmes. L’image télévisuelle dévalorise souvent le regard ; elle affaiblit l’attention. On parcourt très vite, en ne marquant pas d’arrêt sur l’image. Cela ressemble assez au tourisme de groupe : on va, au plus, d’un point du monde à un autre point du monde, sans jamais voir ce qu’il y a entre les deux. C’est, là aussi, voir le plus possible dans le moins de temps possible.
/ Si nous mettons plusieurs personnes devant la même scène, le même objet, nous aurons des interprétations bien différentes. Ceci en fonction de l’histoire de chacun. Donc, toute vision est subjective ; il n’y a pas pure innocence dans le regard, comme il n’y a pas pure vérité, pas de vision pure. Il y a toujours un filtre, celui de la subjectivité liée à nos connaissances. Et cela suscite des émotions diverses, des jugements divers.
Par ailleurs, on a tous eu cette expérience : à un âge donné, on a vu quelque chose et l’on a alors ressenti une émotion qui a laissé une forte empreinte. Vous revoyez la même chose 20 ans ou 30 ans plus tard, et tout est différent. Donc des éléments subjectifs interviennent. Autrement dit : voir, oui, mais avec quelles lunettes ?
/ Nous débattons pour l’instant plus sur « voir et comprendre » que « voir et apprendre ». « Rien de notre intelligence qui ne soit passé par nos sens », dit Aristote ; c’est par les sens qu’on appréhende ce monde. Pour ce qui est d’apprendre, c’est complètement différent, c’est quelque chose qu’on doit amener à soi, approcher de soi, s’approprier, avec le même suffixe « ap » que dans apprendre.
/Apprendre autrement, oui ! Mais autrement que quoi ? Apprendre quoi ? Ou alors voir, c’est apprendre ? Les neurologues se sont aperçus que voir et faire mettent en jeu les mêmes neurones.
extraits de restitution d'un débat du café-philo
avec lequel je garde un lien privilégié
en tant qu'un des artisans de sa création.