Témoignages (20)
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Mes horizons étaient teintés de mauve
(Suite - 4)
Laurence S.
Dans la maison de mon enfance, aux murs de pierre couverts de chaux, chaque saison revenait, ramenant avec elle le plaisir partagé de retrouver notre fidèle clientèle. Nous recevions des cars complets de pèlerins venant de toute la France. Les jours d’affluence, une employée venait nous aider. Lorsque papa faisait des frites, c’était toujours des plats géants qui nous obligeaient à remonter dans les salles plusieurs fois durant le service, tant elles étaient appréciées, surtout par les jeunes. Les grands plats, lourds à porter, nous persécutaient autant les bras que les jambes qui faiblissaient, mais nous étions jeunes, la famille était heureuse, unie et en bonne santé. Il y avait des militaires accompagnés de leur aumônier. Ces derniers, ravis de leur séjour, nous avaient une fois composé cette petite ballade :
« Chez Salis, c’est la bonne aubaine
Chez Salis, c’est l’hôtel parfait
Nous allons partir avec peine
Nous allons partir à regret
Nous reviendrons l’année prochaine
Mais les troufions auront changé. »
Nous avions régulièrement la visite de la famille, des cousins de maman de Lyon, et ceux d’Alger, revenus à Tuzaguet pour les vacances, et nous étions heureux de les retrouver tous. C’est dans la cuisine que nous vivions l’hiver, calfeutrés devant le poêle à charbon, à savourer un peu de repos bien mérité, la famille au grand complet. Cette maison, tant aimée, ventre maternel sécurisant, ce cocon réconfortant où l’on pouvait se ressourcer les jours de grisaille, espace chaleureux réparateur des tourments, ô combien je l’ai regrettée !
A Noël, papa faisait la bûche au chocolat. Vous ne saurez jamais le délice que c’était. Je n’en ai jamais plus remangée de la sorte, à mon grand regret et à celui de tous ceux qui avaient eu l’honneur d’y goûter, comme d’ailleurs chacune de ses exquises spécialités. Il en est de même pour sa cuisine de tradition régionale dont j’ai l’eau à la bouche rien que d’y penser. Le four servait à rôtir les viandes ou à cuire les pâtisseries, le restant se faisant sur le fourneau. Et chaque saison revenait, accueillant de nouveau les amis et clients fidèles. On recevait aussi des pèlerins de la Mayenne, encadrés par madame Barreau, venant en bénévole à la grotte pour apporter des soins aux malades durant la semaine de son pèlerinage. Puis, il y eut ce séjour où elle vint accompagnée de ses enfants, dont son fils, Moïse, qui devint plus tard mon beau-frère en épousant Mado, ma plus jeune sœur. Il venait de finir l’école d’aviation à Rochefort et se trouva être affecté à la base de Pau. Mon autre sœur, Bernadette, épousa Pierre Gless à son retour du camp de Dachau d’où il sortit affaibli mais vivant à la libération. Originaire d’Haguenau, il était venu se cacher à Lourdes encore en zone libre, pour éviter d’être enrôlé dans l’armée allemande. Dénoncé en quarante-trois par une ouvrière qui travaillait avec lui à l’usine de Pierrefitte, la gestapo le fouilla et trouva ses vrais papiers. Nous étions nombreux et heureux à la gare ce vingt-sept mai quarante-cinq pour accueillir le retour des vivants. Mais, faute de pouvoir marcher car à bout de force, c’est dans un fauteuil roulant que nous avons ramené Pierrot. Puis porté par l’envie de vivre ses vingt ans, l’affection de la famille et de ses amis et le temps aidant, ses cauchemars se sont peu à peu atténués et ses forces retrouvèrent la vigueur de sa jeunesse malgré une santé restée toujours fragile.
(A suivre)