Un autre regard sur... Jean-Jacques ROUSSEAU (4)
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Un autre regard sur... Jean-Jacques ROUSSEAU
par Henri GUILLEMIN
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Préface d'Henri Guillemin au livre de Jean-Jacques Rousseau,
"Les rêveries du promeneur solitaire"(1778, posthume et inachevé)
4
Et voilà qu'un goujat de Genève, ce Rousseau à qui les « frères » , gentiment, ont fait d'abord la courte échelle, l'associant à l'Encyclopédie dans la certitude qu'il était des leurs, tout à coup proférait des choses comme celles-ci : « Il n'y a de livres nécessaires que ceux de la Religion. » Il nommait l'Évangile « le plus sublime de tous les livres » ; il déclarait, dans sa Profession de Foi du Vicaire savoyard: « Si la vie et la mort de Socrate furent d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. » Il y a dans sa voix cette vibration qu'aucun art n'imite, cette chaleur non feinte qui communique la sensation, à travers la page froide elle-même, d'une main sur la nôtre, d'un regard qui nous atteint droit. Quelqu'un est là qui respire, qui parle parce qu'il ne peut pas ne pas parler, qui énonce des choses ardentes, et engageant tout. Autrement dit un individu en qui « la secte », sur-le-champ, discerne le plus redoutable des gens d'en face, parce qu'il y croit, à ce qu'il dit, substantiellement, viscéralement, et que, dès ses premiers mots, la foule s'est mise à l'écouter. Autrement dit, encore, l'homme à abattre.
Et le personnage ne se contente pas de se tenir debout, faisant barrage de son corps devant cette croix que la petite bande veut renverser. Il ajoute à son témoignage des propos délétères et abominables sur l'argent, sur les opprimés, sur l'accaparement du bien commun. C'est aux « gens de la populace », dit Grimm (Correspondance littéraire, 15 avril 1759), que Rousseau emprunte ses sophismes. Son Discours sur l'Origine de l'Inégalité, Voltaire le résume en deux lignes : basse rhapsodie « d'un gueux qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres ». Si ce forcené se faisait suivre, « il remettrait toutes choses dans le chaos », gémit Mme du Deffant.
La rumeur a commencé très tôt. Elle a deux thèmes, interchangeables ; le thème du dément et celui du Tartuffe; avec cette adjonction de Diderot : un « ennemi du genre humain ». Rousseau déteste ses semblables. La preuve ? Il a quitté Paris pour aller vivre à la campagne. « Il n'y a que le méchant qui soit seul. » Et Voltaire commente : « Il se terre au fond d'un bois, comme un blaireau. » Mme Geoffrin, bonne « philosophe », dès 1754 daube dans son salon sur la « fausseté » et la « coquinerie » du citoyen de Genève ; et Bordes, qui pense comme il faut, signale à l'attention du pouvoir, en 1761, ce dangereux métèque on ne sait pourquoi toléré en France.
Il n'y sera plus toléré longtemps. Débute, en 1762, la chasse à l'homme, avec le décret du 9 juin. Et ce sera, pour Jean-Jacques, sa propre ville — où règne Voltaire — qui le condamne ; l'expulsion d'Yverdon ; la lapidation de Métiers ; la récidive d'expulsion (il a cherché asile à l'île Saint-Pierre ? Dehors !) et le grand assaut de 1766, Hume aidant ; et les zigzags ensuite du fuyard, de Fleury-sous-Meudon à Trye-le-Château, de Trye à Lyon, de Lyon à Grenoble, à Bourgoin, à Monquin ; et quand Rousseau, rentré à Paris, tente de faire connaître, par quelques lectures, ses Confessions, Diderot qui se précipite chez le lieutenant de police pour l'alerter, pour qu'on noue, au moins, un bâillon sur la bouche de l'indésirable. « Depuis qu'il est établi que je suis fou, note Jean-Jacques (5 juillet 1767), il est tout simple que les malheurs qui m'arrivent ne soient plus que des visions. »
L'objectif avait été d'abord de lui retirer toute audience. Mais l'affaire a été conduite de si ferme manière que, faute de pouvoir obtenir qu'on le tue (Voltaire s'y est vainement employé), l'équipe est parvenue tout de même à un résultat qui passe ses premières espérances. On criait derrière lui Au fou ! pour que le public ne l'écoutât point. Tout semble indiquer qu'il devient fou réellement. Il chancelle, rue Plâtrière, ses bouts de papier à la main. Il va s'écrouler. Non, hélas ! Rousseau retrouve son équilibre, avouant lui-même qu'il verse dans un excès de méfiance, qu'il a tort d'interpréter à mal, aussitôt, la moindre approche à son égard ; « ma tête troublée » ; « mon imagination » qui s'« effarouche »... Le rédacteur du Journal de Paris, dix ans après la mort de Jean-Jacques, ne parlait pas à la légère dans son article du 7 septembre 1788 ; il voyait juste. Si cet homme traqué, disait-il, a pu, sans doute, s'exagérer le nombre de ses ennemis, il ne se trompait point, en tout cas, sur « la violence de la haine qui les animait » (1).
()1 Au tome XXII des Annales J.-J. Rousseau voir, p. 191, le curieux texte révélé par Jean Fabre. Il est tiré des notes manuscrites d'Etienne Dumont, qui fut un des collaborateurs de Mirabeau. Dumont a eu sous les yeux un « prétendu récit », anonyme, de la vie de Rousseau, récit « fort circonstancié, dans lequel il n'y avait sorte de vice crapuleux, d'escroquerie, d'aventures honteuses qui ne lui fussent attribués, jusqu'à ce qu'on arrivât, par degrés, à l'empoisonnement de femmes séduites ». Jean-Jacques ne connut jamais qu'une faible partie de la formidable campagne menée, pendant plus de vingt ans, contre lui.
(A suivre)