Roman : La rivière savait… (41)

Publié le par M. P.

(Suite)

Un soir, il s’était attardé et ne le voyant pas venir, je suis allée le rejoindre. Cela faisait des mois que nous ne nous adressions plus la parole. Je me suis approchée de lui, voulant lui parler. Il avait bu. Il sentait l’alcool. Ses yeux lui sortaient des orbites. Il s’est levé et avant même que j’ai pu réagir, le coup est parti. Ma lèvre a éclaté et le sang a giclé. «  Va te faire foutre ! » a t-il hurlé de rage. Il me faisait peur. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Son regard noir empli de folie venait de percer mon coeur comme l’éclair déchire le ciel les soirs d’orage. J’ai laissé couler l’eau fraîche de la fontaine sur ma bouche jusqu’à ce que le sang s’arrête de couler. Le lendemain, il ne se souvenait de rien, étonné de voir mon visage tuméfié et aussi d’en apprendre le reste. Il s’excusa. Il était désolé et me promit de ne plus boire une seule goutte d’alcool. Peu à peu, le temps fit revenir un peu de tendresse dans notre vie. Il y avait des jours avec et des jours sans ? Des hauts, des bas, des jours de pluie, des jours de nuages et des jours de plein soleil. Ainsi, comme le temps, notre climat intérieur connaît ses orages et ses jours de plein bleu.

Et tout comme le ciel andalou, notre maison retrouvait petit à petit un peu plus de clarté. La  chaleur habitait nos corps qui fusionnaient de nouveau comme des aimants qui s’attirent. Fallait-il en passer par là pour avoir enfin droit au bonheur ? Pas un jour ne passait sans que je pense à Pedro. Béni me confia la même chose. Ce petit être d’amour qui nous était si cher, avait pris tant de place dans nos cœurs que sa mort, d’une telle violence, avait presque failli emporter nos vies. Nous en sortions toutefois vivants, mais à quel prix ! Cette douloureuse épreuve avait tout déchiré sur son passage laissant une plaie béante impossible à refermer. Et si la fêlure venait à cicatriser, la moindre faille pouvait éventuellement l’ouvrir de nouveau, réveillant la douleur lancinante du manque. J’avais écrit à Élise, lui évoquant les moments passés, notre douleur et le désarroi au travers duquel nous avions survécu. Je n’avais toutefois pas évoqué ce dernier incident. Il me semblait sortir de ce trou noir dans lequel je sombrais depuis des mois. Élise m’avait répondu par une lettre pleine de compassion et de tendresse désirant partager avec moi la douleur engendrée par ce deuil impossible à faire. Laurent avait ajouté quelques mots réconfortants, me disant que Pierre se joignait à eux pour me dire combien ses pensées les plus douces allaient vers moi. J’avais pleuré et cela m’avait fait du bien. Parfois, les larmes vous inondent et, lorsqu’elles coulent, elles vous vident, emportant le chagrin hors de vous, laissant juste une petite place au bonheur. J’aimais marcher sur la plage les pieds dans l’eau. Je repensais souvent à Pierre, à notre séjour à Biarritz, à mes 20 ans, à notre bonheur resté là-bas, dans cet autre pays et sur une autre mer. Je revoyais la rivière, Soumise se vautrant dans l’herbe fraîche des prairies, Mamilou venant m’y rechercher. L’enfance ne vous quitte donc jamais, les souvenirs marchant derrière en vous tenant la traîne ? Tant de choses avaient passé du meilleur jusqu’au pire ! Dans une vie, combien a t-on de vies ? Le bonheur est éphémère, existe t-il vraiment ? Depuis ce fameux soir de crise, Béni n’avait plus touché une seule goutte d’alcool. Mais sa vie avait basculé depuis le jour fatidique où notre enfant chéri avait regagné le royaume des anges. Béni avait changé : ses grands yeux noirs assombrissaient son regard qui n’avait plus aucun éclats et son sourire s’était éteint, effacé à tout jamais de ce visage marqué par la douleur, la fatigue et la rancœur. Son père lui avait écrit, mais Béni n’avait pas souhaité lui répondre directement, me chargeant de le faire à sa place. Les constructions prenaient de plus en plus d’ampleur. Nous avions appris que d’autres commerces venaient de s’implanter un peu partout avec une concurrence des prix que Béni jugeait déloyale. Le pire étant l’arrivée en masse de nouveaux résidents, venus pour la plupart d’Angleterre afin d’y passer leur retraite, ceux-ci bâtissant leur demeure en bordure des plages. Alors, bien évidemment, lorsque Béni comprit que le terrain devant chez nous venait d’être vendu, ce fut la totale ! Faustino devait se retourner dans sa tombe ! De son petit banc, nous ne verrions plus jamais la mer ! Ce dernier coup de massue venait d’enterrer définitivement le sourire de Béni jusqu’à la fin de ses jours.

(A suivre)

 

Publié dans culturels

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