Regards philosophiques (110)
Article précédent : Regards philosophiques (109)
Thème :
« A quoi sert le savoir ? »
2
Débat :
► Je prendrai comme exemple le repas d’Esope. Son maître lui avait demandé, tour à tour, de servir le meilleur plat, puis de servir le plus mauvais plat. Les deux fois, Esope avait servi la même chose : de la langue. Car c’était la meilleure des choses, car c’était la pire des choses. Je pense que le savoir, c’est pareil. Du bon et du mauvais. Il y a le savoir qui permet de s’intéresser à plein de choses, d’avoir des hobbies. Puis, il y a le savoir nuisible, comme savoir « des choses » sur les gens, et puis les faire chanter. Avec le savoir, on peut aussi manipuler, comme le font les sectes, les gourous…. Avec le savoir asservi, on a des dictateurs. En fait, cela va du meilleur au pire.
► Dans cette question, je lis deux présupposés.
1° Le présupposé que le savoir est un, alors qu’il y a plusieurs formes de savoir.
2° Le présupposé que le savoir a une fonction, celle de servir, de rendre service ; l’interrogation portant sur « à quoi ».
► Or, d’une part, il y a plusieurs sortes de savoir : le savoir savant et les savoirs populaires. Et dans la catégorie des savoirs savants, il y a le savoir scientifique et les savoirs empiriques. Dans la catégorie des savoirs populaires, il y a les savoir-faire acquis dans les familles, les savoir être ou us et coutumes transmis de génération en génération.
D’autre part, les savoirs, quels que soient leur espèce ou leur type, ont plusieurs fonctions : soit servir d’instruments ou d’outils pour agir sur celui ou celle qui les connaît, soit
faire progresser les savoirs en différents domaines par celui ou celle qui les produit.
Mon interrogation alors est celle-ci : à quoi servent les savoirs ? Cette interrogation est liée aux débats qui ont eu lieu de l’Antiquité à la modernité sur la validité des savoirs
scientifiques. Ce débat a été encore très vif tout récemment, si je m’en réfère au supplément « Sciences et technologies » du samedi 22 septembre 2012 du journal « Le
Monde », notamment à propos de l’ouvrage du sociologue Bruno Latour : « Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes ». Deux points de vue
s’opposent en philosophie des sciences : le point de vue rationaliste pour lequel un énoncé est vrai s’il correspond à la réalité du monde, et le point de vue relativiste selon lequel un
énoncé scientifique est simplement l’objet d’un consensus dans la communauté des chercheurs, à un moment précis de l’histoire.
Le débat entre ces deux points de vue a été médiatisé en 2008/2009 à propos de l’origine du réchauffement climatique. Les climatologues expliquent que l’augmentation des températures
terrestres est due à l’émission de gaz à effet de serre et est donc d’origine humaine. S’y opposent les « climato-sceptiques », selon lesquels le réchauffement climatique est
naturel, ce qui rejoint l’opinion commune que les hommes n’y peuvent rien et en particulier qu’ils ne peuvent intervenir sur le cours des choses. On voit aisément les enjeux du
débat.
Le premier enjeu est d’ordre épistémologique : se situer par rapport aux deux points de vue rationaliste et relativiste, et donc par rapport aux opinions courantes.
L’invention scientifique est une construction rationnelle ; elle relève d’une hypothèse imaginée par un ou plusieurs chercheurs qui la soumettent pour vérification et validation à la
communauté des « travailleurs de la preuve », selon la belle expression de Gaston Bachelard dans « La formation de l’esprit scientifique ». En cela, le savoir
scientifique n’est pas dans le prolongement des opinions spontanées et des préjugés dominants. Le savoir scientifique, construit par le chercheur, validé par la communauté scientifique, est
relatif à cette communauté à un moment donné de son histoire. Mais, en même temps, le savoir scientifique ( comme dans le cas du réchauffement climatique) prétend, à juste titre, correspondre
à la réalité (ici, la réalité du monde physique) ; c’est en cela qu’il est vérifié et validé par la communauté scientifique.
Le deuxième enjeu est d’ordre moral et politique. Je dis les deux, « moral et politique » car je pense comme l’a écrit Jean-Jacques Rousseau (Emile, IV) : « Ceux qui
voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux. ». Enjeu est d’ordre moral et politique, car si le savoir scientifique est mis à la
portée de tous, il permet une réelle communication, un réel dialogue entre tous, entre savants et ignorants. Il n’appartient pas à une minorité (ceux qui savent), et n’induit pas alors la
méfiance, la peur, et surtout les opinions et préjugés dominants. Il appartient à tous les citoyens d’être acteurs de leur propre histoire.
Donc, en ce sens, pour moi, la question n’est pas « à quoi sert le savoir ? », mais, « à qui servent les savoirs ? »
► La première question que je me suis posée est celle de l’étymologie de « savoir ». Ce mot vient du latin « sapere » , goûter, sentir, dont dérive également le mot « saveur ». Dans savoir, il y a une démonstration de compétence acquise, une maîtrise à tous les sens du mot ; on est sûr de son savoir par les connaissances acquises, par un apprentissage ; on a la compétence dans laquelle on est spécialiste. Ainsi, il y a la maîtrise comme diplôme universitaire ou par savoir-faire. C’est le cas du maître-artisan, qui réunit savoir acquis et savoir-faire, et qui transmet. C’est un exemple de ce à quoi peut servir le savoir : c’est déjà permettre de transmettre des connaissances acquises.
extraits de restitution d'un débat du café-philo
avec lequel je garde un lien privilégié
en tant qu'un des artisans de sa création.